vendredi 31 octobre 2014

Disparition du Père DUPUY

Père Bernard DUPUY, 89 ans, le 3 octobre 2014. Pour la disparition cette grande figure du christianisme et des relations judéo-chrétiennes, je reproduis ci-après l’article de Henri Tincq paru dans le Monde du 8 octobre dernier. J’y ajouterai ensuite un mot à titre personnel.
[...] Né le 21 août 1925 à Paris, Bernard Dupuy, après des études à Polytechnique, entre en 1948, à 23 ans, dans l’ordre de Saint-Dominique. Formé par les instituts dominicains du Saulchoir (Essonne) et
de Fribourg (Suisse), ordonné prêtre en 1955, il participe comme expert des évêques de France au concile Vatican II. Il est alors le témoin ébloui d’une révolution dans l’Eglise qui met fin à deux mille ans d’antijudaïsme chrétien, à une histoire d’ignorance et de persécution d’un peuple dont était pourtant issu le Christ. Le concile ordonne la fin des stéréotypes chrétiens stigmatisant les juifs (« peuple
déicide ») et condamne fermement l’antisémitisme.


Bernard Dupuy va consacrer toute sa vie à cet « enseignement
de l’estime » des juifs, succédant à « l’enseignement du mépris » que l’historien français Jules Isaac était allé dénoncer jusqu’à Rome, en 1961, devant le pape Jean XXIII. Convaincu que les juifs et les chrétiens font partie de la même histoire, il démontre que les temps sont mûrs pour un dépassement définitif du contentieux historique et théologique. A Paris comme au Vatican, cet homme exigeant, reconnu par les interlocuteurs des deux camps, démine les tensions, renoue les fils d’une histoire rompue, souligne avec constance l’enracinement juif de la foi chrétienne.
Il crée en 1969, avec Mgr Elchinger, évêque de Strasbourg, le Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme, qu’il présidera jusqu’en 1987. Il est l’un des auteurs des « orientations pastorales» de 1973 qui reconnaissent la « vocation permanente » du judaïsme et «le don d’une terre fait jadis par Dieu au peuple d'Israël». Les chrétiens sont exhortés à « accepter le mouvement de retour du peuple juif » en Israël. Ce qui fait scandale dans les milieux chrétiens défendant la cause palestinienne. Il faudra attendre vingt ans pour que le Vatican reconnaisse l’Etat d’Israël en 1993. En 2000, Jean-Paul II se rendra à Jérusalem.
Bernard Dupuy a une faculté extraordinaire pour aborder les sujets d'exégèse juive aussi bien que
chrétienne et les points d'histoire liés à la fracture originelle entre judaïsme et christianisme. Il est l’interlocuteur du philosophe juif Emmanuel Levinas (1906-1995), du rabbin orthodoxe Josy Eisenberg (à l’émission juive du dimanche matin), autant que de Colette Kessler, haute figure du judaïsme libéral.
Dans les épreuves, il se place aussi du côté des juifs, milite pour la libération des refuzniks d'URSS dans les années 1970 et publie nombre d’études sur « l'indicible » de la shoah. C’est lui qui, discrètement, mais fort de la complicité du cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, converti du judaïsme, parvient à apaiser les longues polémiques qui jalonnent le parcours entre catholiques et juifs : l’installation d’un carmel polonais dans les limites du camp d’Auschwitz (1986-1993), la béatification par Jean-Paul II (1987) de la philosophe Edith Stein, convertie du judaïsme et exterminée à Auschwitz, le projet (qui sera stoppé) de béatifier Isabelle la Catholique de sinistre mémoire.
En 1998, Bernard Dupuy voit son œuvre couronnée. Il reçoit le prix de l'Amitié Judéo-Chrétienne de France (ACJF), conjointement avec l’ancien grand rabbin de France René-Samuel Sirat, lors du 50ème anniversaire de cette association, dont il partagea tous les combats. En 2008, il publie chez Parole et silence un volume Quarante ans d'études sur Israël, qui réunit une partie de ses écrits et dans lequel figure sa remarquable traduction d'Emil Fackenheim, théologien juif de l’holocauste (La présence de Dieu dans l'histoire. Affirmations juives et réflexions philosophiques après Auschwitz).

Jusqu’à la maladie, il travailla en étroite relation avec ses deux successeurs à la tête du Comité des évêques pour les relations avec le judaïsme, Jean Dujardin et Patrick Desbois, ce dernier étant internationalement reconnu pour avoir initié le travail de mémoire de la « shoah par balles » en
Ukraine et Biélorussie.
Enfin, Bernard Dupuy était habité par la conviction que le retour sur les origines bibliques et chrétiennes favoriserait non seulement la reconnaissance d’un peuple juif autrefois haï, mais aussi la réunification des Eglises séparées depuis des siècles. Spécialiste mondialement reconnu de l’orthodoxie chrétienne, directeur de la revue Istina, Bernard Dupuy fut donc aussi, à Paris et au Vatican, un ardent promoteur de la cause « œcuménique ». [Fin de citation]
A titre personnel, pour avoir eu la chance, à travers son amitié avec Colette Kessler ז"ל, de bien connaître et rencontrer Bernard Dupuy, je voudrais ajouter ceci : il a été un proche du MJLF où il a, à plusieurs reprises, dispensé son enseignement. Il en ressortait, pour ses auditeurs, outre sa proximité au peuple juif, son immense connaissance de la littérature exégétique, talmudique et midrashique, et bien sûr de l’hébreu. – Mais c’est un souvenir précis que je voudrais évoquer ici. Il s’agit du voyage
œcuménique que j’avais organisé avec Colette Kessler à Auschwitz-Birkenau le 21 septembre 1986 et au cours duquel il prononça la première déclaration de repentance de l’Eglise de France qu’il avait rédigée conjointement avec le Père Jean Dujardin. Je veux en citer quelques larges extraits.
« Chrétiens, nous ne sommes pas venus à Auschwitz-Birkenau de notre propre initiative. C’est la main
de nos frères juifs qui nous y a guidés. En cette heure où nous prenons part avec eux à la prière des morts, nous devons d’abord nous souvenir.
La mort qui s’est étendue en ces lieux nous impose le silence. Quelle parole pourrions-nous prononcer qui soit à la mesure de la souffrance juive ? Ici, des Juifs, et eux seuls, sont morts sans autre raison véritable que leur appartenance au Peuple juif. Les nazis n’ont pas voulu seulement le rayer de l’histoire, ils ont voulu annuler sa vocation, salir sa dignité, déraciner la foi au Dieu Unique dont il n’a jamais cessé d’être le témoin au milieu des nations.
]...[
Souvenons-nous. Le crime a été réalisé dans une Europe fertilisée par la foi chrétienne. Disciples de Jésus, il ne nous est pas possible maintenant de nous tourner vers l’Éternel et de le bénir si nous ne sommes pas d’abord réconciliés avec nos frères Juifs. « Quand tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec ton frère » (Mt 5, 23-24).

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Pour avoir le droit de prier à Auschwitz, il nous faut confesser la trop faible et trop lente prise de conscience chrétienne devant la perversité nazie, et devant le danger mortel qui s’abattait alors sur les Juifs.
Il ne suffit pas de condamner l’action des bourreaux. Notre repentance n’est pas un réflexe de culpabilité morbide. Nous ne pouvons pas récuser la part de responsabilité chrétienne dans l’histoire qui a abouti à la Shoah. Nous devons essayer de prendre la mesure de notre péché tel que l’histoire nous le révèle.
Selon notre foi, Jésus nous a introduits dans l’Alliance d’Abraham. Mais nous, nous avons dépouillé le Peuple juif des biens qui lui appartenaient en propre : « l’adoption, le culte, les promesses » (Rm 9, 4).
Plus tard, contrairement à ce que disent les Ecritures, nous avons osé penser que Dieu pouvait n’être pas fidèle à Son Alliance, qu’Il avait rejeté Son Peuple. L’ayant ainsi détaché du lien qui l’unit à Dieu, nous l’avons chargé du péché par excellence, allant même jusqu’à prononcer contre lui l’expression sacrilège de « peuple déicide ». Nous l’avons environné de mépris et de haine.

L’accusant d’aveuglement, nous avons voulu le faire chrétien, y compris par la force et en violant sa conscience. Nous avons désobéi au commandement qui nous oblige à reconnaître dans notre frère juif, notre prochain. Nous avons ainsi troublé et perverti des consciences humaines à son endroit.
Ce jugement sur le Peuple juif, transmis de siècle en siècle, les multiples discriminations qui en ont résulté, en dépit de l’attitude de refus d’hommes exceptionnels, ont ouvert la voie à l’antisémitisme moderne, raciste.
Oui, notre responsabilité est immense. A-t-il fallu un tel abîme pour réveiller notre conscience ? [...] Nous crions vers Toi, Seigneur, et nous implorons Ta miséricorde, car nous avons appris que, « même si les portes de la prière ont été fermées, celles des larmes ne le sont pas » [Talmud de Babylone, Traités Baba Metsia, 59, et Berakhot, 32]

Je n’oublierai jamais la ferveur et l’émotion qui se sont dégagées de ce voyage réunissant près de 200 personnes, Juifs et Chrétiens, parmi lesquelles trois rabbins, six prêtres, deux religieuses, ainsi que de nombreuses personnalités des mondes juif et chrétien. Les fortes paroles du père Dupuy les premières à ce jour nous impressionnèrent terriblement, prononcées en cet endroit de détresse de souffrance et de désolation. C’était comme si, à travers lui, la part chrétienne de l’humanité venait enfin reconnaître sa responsabilité dans la survenue de cette Shoah, ce cataclysme absolu. Grâces en soient rendues à cet homme qui aura consacré sa vie au rapprochement judéo-chrétien.

Daniel Farhi, Rabbin.

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