Israël, témoin, guide et législateur.
« Ô infortunée,
battue par la tempête, privée de consolation ! » (Isaïe 54:11) C’est
par ces termes que s’ouvre la lecture du livre des Prophètes (haftarah)
de ce shabbath, le troisième des sept dits de « consolation » qui
suivent la journée du 9 av, tishe’a be’av, anniversaire de la
destruction du premier et du deuxième Temple de Jérusalem (respectivement en
-586 et +70). Ce deuil que les Juifs continuent de porter depuis près de deux
mille ans est une blessure non cicatrisée au cœur de l’été. Le texte de cette
semaine, après l’apostrophe qui l’introduit, contient des paroles de
consolation et d’espérance destinées, comme dans chaque deuil, à nous faire
remonter vers la vie et les raisons de vivre.
Il s’en trouve
au moins trois que je voudrais détailler ici. La première de ces paroles de
consolation est une annonce radieuse concernant la descendance de tous ceux qui
pleurent la destruction du Temple de Jérusalem : « Tous tes enfants
seront les disciples de l’Eternel ; grande sera la concorde de tes
enfants » (Isaïe 54:13). למודי יהוה
, limoudé Adonaï, disciples de
l’Eternel, tel sera le statut des Israélites après la catastrophe qui frappa à
deux reprises l’endroit le plus sacré de leur religion. Le midrash, dans son
langage imagé, nous dit : c’est comme s’ils étaient appelés à devenir les
élèves d’une école tenue par Dieu lui-même ! En ce temps de rentrée
scolaire, tous les élèves et leurs parents se demandent comment seront les
enseignants, comment sera le directeur de l’établissement, quelle sera la
qualité de l’enseignement, quel sera le programme, etc. Le prophète Isaïe
assure ses auditeurs qu’ils se relèveront de leur deuil et que les générations
à venir réaliseront ce qu’eux-mêmes ont failli à réaliser. Comment pourrait-il
en être autrement avec un tel enseignant ? Mais surtout, grâce à la
richesse sémantique du texte, le midrash nous invite à une réflexion profonde
sur le rôle de nos enfants dans nos vies. Il remarque que le terme désignant
ces derniers peut se lire « tes enfants » ou « tes bâtisseurs ».
אל תקרי בניך אלא
בוניך, « ne lis pas banayikh – tes
enfants – mais bonayikh – tes bâtisseurs − ! Oui, dans le monde à
venir, il faudra que soit prise en compte cette dimension des enfants qui nous
construisent à travers l’éducation que nous leur donnons. La racine hébraïque BaNoH
que nous trouvons dans le mot ben, fils, signifie également construire
et comprendre ! Construction matérielle, construction spirituelle. S’il
fallait retranscrire cette triple possibilité, on devrait traduire le texte
d’Isaïe : Tous tes enfants / bâtisseurs / intelligents seront à l’école de
l’Eternel.
La deuxième parole de notre texte que je voudrais retenir est
la suivante : « Vous tous qui avez soif, venez aux eaux, même celui
qui n'a pas d'argent ! Venez, achetez et mangez, venez, achetez du vin et du
lait, sans argent, sans rien payer ! Pourquoi pesez-vous de l'argent pour
ce qui ne nourrit pas ? Pourquoi travaillez-vous pour ce qui ne rassasie pas ?
Ecoutez-moi donc, et vous mangerez ce qui est bon, et votre âme se délectera de
mets succulents. » (Isaïe 55:1-2). Un souvenir d’abord : lorsque
j’étais enfant et même un peu plus tard, mes camarades et moi étions saisis
d’un fou-rire le jour de Kippour, lorsqu’on lisait en français ce passage car
nous entendions « venez aux
eaux » comme « venez zozo » ou « venez au zoo ». On
n’est pas sérieux quand on est jeune ! La traduction du rabbinat nous
aurait évité ce fou-rire puisqu’elle propose : « venez, voici de
l’eau » ! – Mais, c’est la suite qui est sérieuse. Le prophète dit à
ses contemporains : pourquoi dépensez-vous votre argent et votre énergie
pour des aliments et des boissons qui ne nourrissent ni ne désaltèrent, alors
que Dieu vous propose tout cela et même davantage en suivant Sa doctrine ?
C’est la course au consumérisme qu’Isaïe dénonçait déjà il y a plus de deux
mille sept cents ans ! L’accumulation de biens qui suscite toujours plus
d’envies et qui rend aveugle celui qui les poursuit à la misère d’autrui. Le
prophète nous met en garde contre toute production humaine qui n’aurait pour
but que de satisfaire ses propres besoins alors même que la valeur d’un travail
se mesure à l’aune des services rendus à la société. Ceci me rappelle le
psaume : « Si ce n’est l’Eternel qui construit la maison, c’est en
vain que peinent ceux qui la construisent. Si l’Eternel ne garde pas une ville,
c’est en vain que la sentinelle veille avec soin. » (Psaumes 127:1) Le
texte ne veut pas dire que la construction d’une maison ou la protection d’une
ville n’ont aucune importance. Il veut seulement nous donner à comprendre que
c’est la destination du travail qui donne sens au travail lui-même.
Enfin, la troisième parole du texte que nous lirons samedi
matin dans les synagogues est sans doute la plus essentielle. Elle nous précise
la nature du rôle du peuple juif vis-à-vis des nations. Tant de choses – justes
et fausses − ont été dites autour de la notion de peuple élu que la mise au
point d’Isaïe me paraît indispensable. La voici : « Certes je t’ai
établi comme un témoin pour les nations, comme le guide et le législateur
des peuples. » (Isaïe 55:4) Cher lecteur, tu as ici, résumées, les
principales causes de notre obstination à traverser l’histoire et, en
corollaire, celles de l’antisémitisme. Témoin, guide et législateur : où
et quand a-t-on vu que ce triptyque ait jamais été la source d’une grande
popularité ? Voilà bien trois fonctions qui ne rapportent guère d’amour
pour celui qui les incarne. En hébreu, elles se disent : עד (ède), נגיד (naguid)
et מצוה (metsavé).
Témoin de Dieu et de l’humanité, le Juif l’assume depuis la
nuit des temps : témoin de Dieu contre l’humanité, et c’est le martyre
(sens étymologique de ce mot) ; témoin de l’humanité en face de Dieu, et
c’est l’apostasie. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la souffrance assurée,
assumée. Ce n’est pas par hasard que dans l’acte de foi au Dieu unique, le Shema
Yisraël, « écoute Israël », la dernière lettre du mot shema,
et la dernière du mot éhad sont calligraphiées en très gros
caractères dans le rouleau manuscrit de la Torah (séfer Torah) de sorte
à former le mot עד, témoin.
Le naguid, le guide, est une fonction qui porte en soi
sa dualité. En effet, la racine hébraïque NaGaD contient l’idée
d’opposition. Négued signifie à la fois « à côté » et
« contre » ! Le guide est celui qui veut du bien à ceux qu’il
guide, mais qui doit souvent en essuyer les révoltes et s’opposer à leur
volonté pour les mener à destination. Moïse en fut l’illustration
parfaite ; il paya chèrement son rôle de guide du peuple d’Israël à
travers le désert vers la terre promise que lui, Moïse, n’atteignit jamais.
Enfin, le législateur, metsavé, comporte par nature
l’ambivalence de sa fonction. Il incarne la loi et l’obligation de la respecter
au risque, pour lui-même, de ne pas être respecté. S’il est une chose que le
peuple juif a représenté au cours de son histoire, c’est cette idée de mitsva,
de commandement. Le Juif n’est pas celui qui croit, il est celui qui fait. La mitsva
vient lui rappeler à tout moment qui il est et pourquoi il l’est. Le judaïsme a
enseigné au monde la nécessité d’un certain comportement qui différencie
l’homme de l’animal. Ce faisant, il s’est souvent dressé contre les pulsions
des hommes, ce pour quoi il a été objet d’aversion et de violence. Albert Cohen
l’a bien expliqué dans son œuvre, principalement dans Belle du Seigneur,
lorsqu’il a parlé de la loi juive comme une loi d’antinature, l’opposant à
celle de loi naturelle chère au nazisme.
Finalement, la lecture attentive, cette semaine, du prophète
Isaïe nous montre que ses paroles de consolation sont plus redoutables qu’apaisantes.
Ce doit être ça « Le dur bonheur d’être juif », titre d’un livre de
notre bon maître André Neher ז"ל !
Shabbath shalom à tous et à chacun,
Daniel Farhi.
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