Anthropomorphismes.
Qui n’a pas une fois dans sa vie rencontré cette citation de Voltaire (Le
sottisier, XXXII, 1880) : « Si Dieu nous a faits à son image, nous le
lui avons bien rendu » ? Il est à noter que cet ouvrage – Le
sottisier – n’a été édité que plus de cent ans après la mort de son auteur (en
1778), tant il n’y attachait aucune importance : il s’agissait de courtes
pensées plus ou moins ironiques, facétieuses (on dirait aujourd’hui des bons
mots), que Voltaire jetait sur un carnet sans envisager de les publier un jour.
Il n’empêche que certaines d’entre ces pensées donnent à réfléchir au moins
autant qu’un traité de philosophie.
C’est le cas pour la citation que je
propose aujourd’hui à votre attention.
En fait Voltaire, qui était un esprit libre et non religieux, aborde ici
un phénomène bien connu, aussi vieux que l’humanité, qui est celui de l’anthropomorphisme.
Voici la définition classique de ce mot apparu au milieu des années 1700 sous
la plume du baron Paul Thiry d’Holbach (1723-1789) : « L’anthropomorphisme
est l'attribution de caractéristiques du comportement ou de la morphologie
humaine à d'autres entités comme des dieux, des animaux, des objets, des
phénomènes, voire des idées. » Que veut signifier Voltaire en reprenant le
verset biblique concernant la création de l’homme par Dieu (Genèse 1:1-27) : « Dieu
créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle
il les créa » en l’inversant ? Soyons sûrs qu’il ne s’agit pas d’une
close de style mais de la description d’une réalité.
Depuis la plus haute Antiquité, les hommes se sont forgé des divinités à
leur image. Que ce fussent des représentations imaginaires, peintes ou
sculptées, ou des idoles, ils les ont toujours façonnées à leur image, à leur
ressemblance physique ou morale. Certes, ces représentations étaient plus ou
moins élaborées, mais toujours il y avait transfert des caractéristiques physiques
et/ou mentales des humains sur celles-ci. Et ce qui est vrai pour les religions
primitives, idolâtres et polythéistes l’est également pour les religions monothéistes
plus « évoluées », et en principe hostiles aux idoles. ̶ J’y
reviendrai, mais auparavant je voudrais m’interroger sur ce besoin qu’éprouvent
les hommes de transférer leurs sentiments, leurs pulsions, leurs qualités et
leurs défauts sur une divinité, sur Dieu. C’est un peu comme s’ils ne se suffisaient
pas à eux-mêmes et qu’ils devaient projeter hors d’eux des représentations et
des forces dont ils attendent un retour démultiplié, infiniment plus fort, plus
efficace que ce qu’ils ont émis. Dans tout acte religieux, il existe une sorte
de réciprocité attendue. C’est pourquoi on attribue à cet objet extérieur à soi
des facultés identiques à celles que l’on déploie, mais à une puissance bien
supérieure. Ainsi Dieu ou les divinités seront omnipotents, pleins de
tendresse, d’amour, de colère, de vengeance, de cruauté, bref de tout ce qui
constitue un homme et dont il n’imagine pas que celui à qui il adresse son
culte ou ses prières ne les partage pas. Lorsque les théologiens s’essayent à
définir les attributs de Dieu, loin de le grandir, ils le diminuent, même s’ils
proclament ces attributs infinis. C’est que la raison humaine peine à imaginer
une définition de Dieu qui ne soit pas à son image, précisément.
La mythologie grecque a imaginé des dieux pour désigner des forces ou des
passions. Il y avait ainsi un dieu de la mer Poséidon, de l’amour Eros, du ciel
et du temps Ouranos, des enfers Hadès, une déesse du mariage Héra, des récoltes
Déméter, un dieu du ciel et du tonnerre Zeus (c’est de lui que vient le nom de
Dieu, d’où le ridicule de l’orthographier D.ieu), la déesse de l’intelligence,
des beaux-arts et de la sagesse Athéna, Aphrodite déesse de la beauté et de l’amour,
Arès dieu de la guerre, Artémis déesse de la chasse, Hermès, dieu des voyageurs
et messager des dieux, Morphée dieu des rêves, Némésis déesse de la vengeance,
Pan dieu de la nature et des bergers, Eole dieu des vents, Thanatos dieu de la
mort, etc. La liste complète serait trop longue à énumérer. Mais cet
échantillon nous permet de constater ce que notre monde contemporain doit à la
mythologie grecque, tant dans nos concepts que dans notre culture, même si nous
ne déifions plus les éléments naturels ni ne leur vouons de culte.
Qu’en est-il dans le judaïsme, pour nous en tenir à cette seule religion
dont l’écrit principal, la Bible, a influence le christianisme et l’islam ?
Il nous faut reconnaître la persistance de nombreux anthropomorphismes, tant
dans le texte lui-même que dans les idées véhiculées par sa pratique. Faut-il
rappeler toutes les expressions ô combien humaines appliquées à Dieu qui est
censé être pur esprit ? Dieu est tour à tour colérique, vengeur, jaloux,
guerrier, amant éconduit, etc. Il regrette d’avoir créé l’humanité, il se
réjouit de ses œuvres, il s’emporte contre les idolâtres, il ordonne la plus
grande cruauté contre les ennemis d’Israël, il monnaye ses bienfaits (si vous
agissez ainsi, alors j’agirai ainsi), il tourne en dérision les impies et abandonne
à leurs souffrances les malheureux. Quel tableau ! C’est vers ce Dieu
pourtant que les Juifs tournent leurs attentes, leurs espérances et leurs
prières. C’est en lui qu’ils recherchent la consolation à tous leurs maux. C’est
de lui qu’ils affirment qu’il est le Créateur de l’univers, le roi des rois, le
père de tous les hommes. Peut-être est-ce dans cette dichotomie que Voltaire a
puisé son affirmation effrontée selon laquelle les hommes ont créé Dieu à leur
image ?
Mais finalement, l’anthropomorphisme n’est-il pas contingent à la nature
humaine ? N’avons-nous pas tous besoin, à un degré ou un autre, de
personnifier l’objet de notre foi ? Comment se représenter, autrement, ce
qui est tellement différent de soi ? La nature nous incite à appréhender
la beauté, l’infini et l’éternité, et c’est à travers elle que nous pouvons
imaginer une infime mesure de toutes ces choses. Incapables de les approcher
par notre seule intelligence et sensibilité humaines, nous avons besoin d’un
support matériel à notre extase et à notre reconnaissance. Et lorsque je parle
de nature, j’entends non seulement les merveilles des paysages qui nous entourent,
mais aussi la structure du corps humain, les processus physiques qui permettent
la vie sur terre, les œuvres d’art émanant de génies de l’humanité :
musiciens, peintres, sculpteurs, écrivains, poètes, philosophes, autant d’hommes
et de femmes qui puisent leurs talents si précieux aux sources de cette nature
dont ils savent lire et interpréter les richesses.
Il y aura toujours une tentation anthropomorphique en l’homme. L’essentiel
est qu’elle ne se traduise pas en idolâtrie, c’est-à-dire en accordant une
valeur suprême à des objets qui n’en ont pas. C’est toute la thématique du veau
d’or fabriqué par les Israélites impatients et inquiets de ne pas voir Moïse
redescendre du mont Sinaï et qui osèrent prétendre que cette idole était le
dieu qui les avait fait sortir d’Egypte. N’oublions pas les paroles du livret
de l’opéra de Charles Gounod, Faust : « Le veau d’or est toujours
debout ! On encense Sa puissance, / D’un bout du monde à l’autre bout ! / Pour
fêter l’infâme idole / Roi et peuples confondus, / Au bruit sombre des écus, / Dansent
une ronde folle / Autour de son piédestal ! … / Et Satan conduit le bal ! »
Shabbath
Shalom à tous et à chacun, Daniel
Farhi.
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