jeudi 5 novembre 2020

Une lettre du Rabbin Daniel Farhi

Deux hommes qui ne devaient pas mourir.

Les deux lectures bibliques hebdomadaires de ce shabbath nous parlent de deux hommes, plutôt deux enfants, qui ont échappé à une mort certaine. Le premier, mentionné dans la parasha Vayéra au chapitre 22 de la Genèse, est Isaac, fils d’Abraham et de Sarah. Le second est mentionné dans la haftarah (passage des Prophètes) qui accompagne cette parasha (II Rois, 4, 1-37) ; il n’est pas nommé, ni ne sont nommés ses parents. Je pense que les rabbins qui ont choisi les textes prophétiques pour accompagner la lecture hebdomadaire de la Torah, en juxtaposant ces deux récits, ont voulu nous enseigner la valeur de la vie et combien celle-ci doit être préservée quand bien même les croyances et coutumes inciteraient à la mépriser.


Revenons d’abord sur les faits tels que la Bible, assez avare de détails, notamment sur les états d’âme, nous les raconte. Le chapitre 22 de la Genèse est terrifiant : nous y assistons à l’ordre invraisemblable donné par Dieu à Abraham de Lui sacrifier le fils unique qu’il a eu avec Sarah à un âge où ils croyaient tous deux qu’ils n’auraient jamais d’enfant. L’ordre est aussi simple que cruel (Genèse 22:2) : « Or çà, prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; achemine-toi vers la terre de Moria, et là offre-le en holocauste sur une montagne que je te désignerai ». Aucune explication n’est fournie à Abraham, et lui n’en demande pas non plus. On connaît la suite : Abraham se dirige avec Isaac vers le mont Moria pour accomplir l’ordre divin. En chemin, Isaac s’étonne de l’absence de l’animal à sacrifier, mais Abraham lui dit que Dieu y pourvoira. Arrivés au sommet de la montagne, Abraham lie son fils et le place sur un autel. Il s’apprête à égorger Isaac au moment où un envoyé de Dieu arrête son geste et lui crie : « Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal car, désormais, j’ai constaté que tu crains Dieu, toi qui ne m’as pas refusé ton fils, ton fils unique ! » End of the story, fin de partie. C’est un bien imprudent bélier qui passait par là (et qui avait sans doute enfreint le confinement) qui sera sacrifié en lieu et place d’Isaac. – Le second récit proposé à notre lecture de cette semaine concerne le prophète Elisée (rien à voir avec le palais présidentiel) et une riche et accueillante Sunamite qui avait aménagé chez elle un logement pour y recevoir le saint homme lors de ses déplacements dans sa ville. Voulant la remercier pour cette hospitalité, et ayant appris qu’elle n’avait pas d’enfant, il lui fit la promesse que l’an prochain, à pareille époque, elle et son mari donneraient naissance à un fils. Effectivement, un an plus tard, elle mit au monde un garçon. Je suis désolé de ne pas pouvoir vous donner son nom ni celui de ses parents, la pratique des faire-part étant défectueuse à l’époque. Mais voilà qu’alors qu’il avait grandi, le jeune homme s’étant rendu auprès de son père et des moissonneurs, fut saisi de violents maux de tête et mourut. Sa mère courut vers Elisée pour le lui annoncer en lui reprochant d’avoir enfreint sa promesse de maternité. Le prophète se rendit alors dans la pièce où gisait l’enfant mort ; il s’allongea sur lui et la vie lui revint. Peu importent les explications que certains donneront à cette résurrection miraculeuse. Disons que ce qui est intéressant réside dans le fait que ce jeune garçon, comme Isaac, était promis à la mort et qu’une intervention divine a stoppé le cours naturel des choses.

Ces deux épisodes – qui pourraient faire l’objet d’une longue exégèse – nous interrogent, nous contemporains, sur les méfaits et les bienfaits de la croyance religieuse. On s’accorde généralement pour dire que la akédath Yits’hak, la ligature d’Isaac, marque l’arrêt des sacrifices humains auxquels s’adonnaient nos lointains ancêtres. Dieu, en empêchant l’acte d’Abraham, signifiait qu’Il n’entendait pas être servi de la sorte ; qu’il n’était pas question qu’un Dieu de bonté puisse se satisfaire du sang de victimes humaines, Ses créatures. Si Abraham avait cru comprendre que c’était là Sa volonté, c’est qu’il s’était lourdement trompé. Le midrash (il est vrai beaucoup plus tardif d’au moins une dizaine de siècles) joue ainsi sur les mots et affirme que l’expression והעלהו שם לעולה (veha’aléhou sham le’ola) « offre-le en holocauste » ne signifiait pas « sacrifie-le » mais « fais-le monter sur l’autel » pour montrer sa beauté physique et morale au monde entier. Mais Abraham, influencé par les mœurs de l’époque aurait pris l’ordre au pied de la lettre et, malgré ses réticences (exprimées par le midrash), aurait été prêt à égorger son fils. « Au pied de la lettre », voilà bien le concept qui cause aujourd’hui encore tant de tragédies parmi les croyants intégristes de toutes dénominations. C’est de recul et d’exégèse qu’ils manquent le plus dans leur lecture des textes fondateurs. A quatre reprises dans la Bible (Lévitique et Ezékiel), il est rappelé que les commandements de Dieu sont destinés à ce que יעשה אותם האדם וחי בהם (ya’assé otam ha’adam va’haï bahem) l’homme les suive et vive par eux. Que l’homme vive par eux et non qu’il meure ou qu’il donne la mort !

Quant à l’épisode d’Elisée et de la Sunamite, on pourrait dire que le jeune garçon a connu une expérience de mort imminente. C’est-à-dire qu’il n’y avait scientifiquement parlant plus aucun espoir de vie. C’est l’intervention divine, au travers du prophète Elisée, qui a fait revenir à la vie un être qui l’avait déjà quittée. Ici, la foi a joué un rôle essentiel, celui qu’elle devrait toujours tenir : tourner les hommes vers la vie, non vers la mort. C’est bien sûr un symbole et les rationalistes ne sauraient l’accepter comme un miracle. Mais il peut être pris au deuxième degré et vouloir nous tourner vers l’espoir même si toute raison d’espérer semble invraisemblable. Rappelons-nous la vision du prophète Ezéchiel lorsqu’il voit une vallée remplie d’ossements desséchés et que, sous ses yeux, ces squelettes se recouvrent de chair et de nerfs et qu’ils se lèvent pour se diriger vers la terre d’Israël (*). Ezéchiel, le prophète de la consolation, contemporain de l’exil des Juifs à Babylone, qui, par cette vision, redonne l’espérance à son peuple qui disait : אבדה תקותנו (aveda tikvaténou), « notre espoir est perdu ». Il prophétise de la part de Dieu : « fussiez-vous dans vos sépulcres, de là j’irai vous chercher pour vous ramener sur votre terre ».

Deux textes différents certes mais qui nous invitent à réfléchir aux implications multiples de la foi. C’est par une foi mal interprétée dans le cas d’Abraham, qu’un homme a failli mourir, et avec lui sa descendance. C’est par une foi inaltérable, celle du prophète Elisée, qu’un autre homme a vécu sa mort et sa résurrection. Aucun des deux n’avait voulu ni ne devait mourir. Espérons qu’en nos temps de confusion et d’obscurantisme, ce soit la vie qui triomphe.

Shabbath Shalom à tous et à chacun, Daniel Farhi.

(*) Il peut être intéressant de lire à la suite Apocalypse 7 et prier avec le Psaume 12 (13) (note du blog)

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